dimanche, mars 17, 2013

« Weg von hier, das ist mein Ziel » (texte de Ferlosio en traduction française)



Le texte suivant, dont le titre en allemand dans l’original est emprunté à un récit de Kafka, parut en espagnol dans le journal El País le 17 février 1981. Il fut ensuite inclus dans de successives collections d’articles en 1986 (La homilía del ratón) et 1992 (Ensayos y artículos, vol. I). J’ai fait moi-même cette version dans un français très pauvre et à peine correcte, si bien que j’ai beaucoup hésité avant de me décider à l’offrir ici et maintenant aux Français ne lisant pas l’espagnol, en attendant et espérant qu’un vrai traducteur s’avisera un jour de donner une traduction digne de l’original.
« Weg von hier, das ist mein Ziel » 
Rafael Sánchez Ferlosio
Mon père me raconta une fois une fable qui est restée pour moi – et le choix de cette facile et stéréotypée expression anglaise ne parviendra peut-être pas à dissimuler une déclaration si emphatiquement subjective – the most wonderful tale I ever heard, mais de laquelle il ne sut me donner ni la source ni l’époque, et moi-même je n’ai trouvé à son sujet rien d’autre nulle part ailleurs. La voici :
L’empereur de Chine aimait sans mesure sa fille unique et craignait par dessus tout que l’homme à qui il la donnerait en mariage ne pût la faire souffrir. Aussi envoya-t-il ses mandarins parcourir l’empire pour trouver le jeune homme qui aurait le visage de la parfaite sainteté. De très nombreux aspirants, provenant parfois des régions les plus reculées, furent donc amenés à la cour, parmi lesquels fut enfin choisi celui qui serait donné comme époux à la fille de l’empereur. Ne décevant pas les espérances que son élection avait fondées sur lui, il sut, en effet, la rendre en tout moment heureuse, vivant avec elle et l’aimant profondément jusqu’à la fin de ses jours. Seulement, quand on était en train de préparer son corps pour l’ensevelir, un courtisan remarqua du bout des doigts sur une de ses tempes le bord d’un masque d’or extrêmement mince qui couvrait son visage. « Il a menti ! », cria le mandarin, tout en arrachant d’un seul coup le masque pour rendre manifeste l’affreuse et sacrilège imposture ; mais tous ceux qui assistaient à la scène virent alors, saisis de stupéfaction, que le visage qui se montra à leurs regards avait les traits identiques à ceux du masque.
Une histoire immortelle comme celle-ci sera toujours capable de déployer, à chaque nouvelle fois qu’elle est racontée, un éventail entier d’interprétations différentes, toutes aussi légitimes les unes que les autres, sa dernière lumière philosophique et morale se trouvant peut-être dans leur confrontation et conciliation ; qu’il soit donc bien clair que celle que je vais donner ici ne prétend qu’en être une parmi tant d’autres et qui vaut ce qu’elle vaut.


Aucun visage humain ne peut configurer dans ses traits « le visage de la parfaite sainteté » comme un semblant naturel, parce que la sainteté ne naît pas de l’intérieur, comme un fruit spontané de la nature, mais elle est induite et conformée du dehors, en tant qu’œuvre de l’esprit. L’image de la parfaite sainteté ne sera jamais chez aucune jeune personne autre chose que masque postiche – c’est-à-dire, modèle emprunté –, et la sainteté devra elle-même, par conséquent, être affectation, fiction, invention, aliénation. Le masque d’or de la parfaite sainteté n’était au début qu’un gage de la promesse avec laquelle l’âme répondait à l’appel de l’esprit, au souffle extérieur qui réveille et sollicite la nature afin que, en se libérant de son inerte servitude, s’élevant au-dessus d’elle-même, elle incarne, sous la dictée de l’esprit, la figure vivante de la sainteté. Ce n’est que quand une vie entière de perfection aura su tenir la promesse du masque, et pas avant, que la nature elle-même aura rendu vrais, par rapport à elle-même, les traits empruntés : le visage de chair aura alors rempli et imité de l’intérieur jusqu’au dernier pli du visage de l’esprit, finissant par atteindre l’identité complète. Voilà pourquoi, ce n’est qu’à l’heure de la mort qu’on trouve le visage de la parfaite sainteté, non pas seulement comme un masque, mais aussi comme une figure naturelle, car cette fable nous enseigne également que la sainteté ne gît pas comme un dépôt dans l’être, mais se vit comme un souffle dans l’agir.
En dépit du plus ou moins grand bonheur avec lequel il est développé dans son théâtre, le concept du libre arbitre a trouvé sans doute son image la plus heureuse et la plus féconde chez Pedro Calderón : le libre arbitre (« el albedrío »), la vraie liberté qui choisit et invente – quelle que puisse en être la mesure dans l’homme – gouverne la conduite et domine les œuvres comme un acteur de théâtre l’action qu’il représente ; un monde d’hommes pleinement libres serait un monde où les âmes observeraient par rapport à leurs actions et passions un mode et une forme de délibération et d’indépendance comparables à celles dont, dans le théâtre, jouissent les acteurs par rapport au rôle qu’ils représentent, au texte qu’ils récitent et aux faits qu’ils simulent. La lumineuse idée caldéronienne [développée dans Le Grand théâtre du monde] selon laquelle, dans la cité utopique du libre arbitre émancipé et mené à sa plénitude, l’existence devrait être sentie et affrontée en tant que fiction et représentation a été reprise, trois siècles plus tard et de façon magistrale, par Franz Kafka, dans le Théâtre Naturel d’Oklahoma de son roman L’Amérique. Dans un autre de ses textes, extrêmement bref, intitulé Der Aufbruch [Le départ] – au sujet duquel, j’ai personnellement la conviction qu’il n’est qu’une splendide glose du récit de la vocation du Bouddha –, il met dans les lèvres de celui qui part, quand on lui demande quelle est sa destination, la réponse suivante : Weg von hier, das ist mein Ziel (« Hors d’ici, voici mon but »).
L’esprit appelle du dehors, de loin, et le lieu vers lequel peut-être veut-il attirer ceux qu’il appelle, puisqu’il est un vrai extérieur, puisqu’il s’oppose au lieu de la nature, lequel est un lieu donné, déterminé et connu, ne se laisse définir que sous un mode négatif. Sous les physionomies les plus diverses, toute grande morale s’est toujours caractérisée par le fait de placer sa possibilité et fonder son élan et son sens sur cette condition de sujet protéique et perfectible qui est le propre de l’homme. Il est facile d’imaginer quel est le sentiment qui fait que dans de si nombreuses histoires de vocation et de conversion – beaucoup plus que l’on ne pourrait attribuer au hasard ou à la statistique – reviennent de façon récurrente des faits, des actions ou des figures, où un extérieur est suscité, signalé ou évoqué. Qu’il soit le haut extérieur d’où vient la voix que Saül entend sur le chemin de Damas, ou qu’il soit la totale rase campagne (« intemperie ») vers laquelle François d’Assise tourne ses pas avec la plus absolue nudité comme seul bien, ou qu’il soit le désert vers lequel se dirigent ceux qui écoutent la voix de celui qui prêche dans le désert, ou qu’il soit le weg-von-hier du cavalier kafkaïen, qui porte un Bouddha caché dans sa poitrine, ou qu’il soit encore le grand extérieur vers lequel s’ouvrent d’elles mêmes grand-ouvertes et silencieusement les portes du palais et de la ville devant le cheval du prince Gautama ; il y a toujours un dehors, un extérieur, une rase campagne à laquelle on se réfère emphatiquement, et non pas comme un espace statique, mais comme l’horizon d’un partir ou comme le lointain d’où l’on nous appelle, là où quelqu’un répond au souffle de l’esprit. Cet extérieur, est-il senti comme le lieu de l’esprit, par opposition à une nature dont la concentration sur soi (« ensimismamiento ») et la servitude se configurent et représentent sous la forme d’intérieur ? En tout cas, le mouvement vers la sainteté semble avoir eu toujours un aspect de départ ; celui qui est appelé par l’esprit répond toujours en se mettant en route, mais sans avoir une détermination de destination positivement définie : il est déjà en route et il ne sait pas encore s’il va ; ce qu’en revanche il sait très bien, c’est qu’il s’en va; la référence à l’endroit d’où il part reste dominante dans la détermination du mouvement qui répond à l’appel, et souvent ce mouvement se charge et s’accentue avec des marques dramatiques de négation active, comme lorsque François, le fils de Pierre Bernardone, souligne son départ en ôtant, avant de franchir les murs de la ville d’Assise, les derniers vêtements qui couvraient son corps. Plutôt que d’aller quelque part, et encore moins que d’y arriver, c’est de partir qu’il s’agit. L’élan de l’esprit s’accomplit dans le départ, et celui qui part a déjà répondu à l’appel ; la sainteté parfaite se trouve encore aussi loin qu’une vie toute entière, mais le pèlerin tient déjà de sa dextre, fermement empoignée, la crosse de lumière du libre arbitre.

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