lundi, février 12, 2007

Les six plus belles minutes de l’histoire du cinéma

Sancho Pança entre dans le cinéma d’une ville de province. Il cherche Don Quichotte. Il le trouve assis à l’écart qui fixe l’écran. La salle est presque pleine, le balcon, qui ressemble à une énorme loge, est tout entier occupé par des enfants turbulents. Sancho essaie plusieurs fois de rejoindre Don Quichotte. En vain. Il s’assoit à contrecœur dans la salle, près d’une petite fille (Dulcinée ?) qui lui offre une sucette. Le film a déjà commencé : c’est un film en costumes ; sur l’écran on voit courir des cavaliers en armes. Soudain apparaît une femme. Elle est menacée. Don Quichotte se dresse d’un coup, dégaine son épée, se jette contre l’écran et commence à lacérer la toile. On voit encore la femme et les cavaliers sur l’écran, mais la déchirure noire causée par l’épée de Don Quichotte ne cesse de s’élargir et dévore les images de manière implacable. À la fin, il ne reste plus rien de l’écran : on aperçoit seulement la structure de bois qui le soutenait. Le public, indigné, quitte la salle, mais depuis la loge, les enfants encouragent fanatiquement Don Quichotte. Seule la petite fille dans la salle le fixe avec un air de réprobation.
Que faire de nos imaginations ? Les aimer et y croire jusqu’au point de les détruire, de les falsifier (c’est là, peut-être, les sens du cinéma d’Orson Welles). Mais ce n’est que quand elles finissent par se révéler vides et inexaucées, quand elles nous montrent le néant qui les constitue, que nous pouvons racheter le prix de leur vérité et comprendre que Dulcinée –que nous avons sauvée– ne peut pas nous aimer.

© Giorgio Agamben, Profanations (traduit de l’italien par Martin Rueff,
Petite Bibliothèque Rivages Poche, n° 549, 2006, pp.123-124).

Aux échecs

…Échouer à dire le propre d’autrui
tout en suscitant son ombre
(Richard Millet)
Ses amis l’appelaient, et l’appellent toujours, Fischer ; il m’a appris, lorsque j’avais huit ou neuf ans, les règles basiques du jeu et m’a offert son exemplaire des Lecciones de ajedrez du plus légendaire des Grands Maîtres Internationaux (un Américain aux origines vaguement juives, Bobby de son prénom), à qui mon oncle devait un sobriquet que ma grand-mère détestait parce que, disait-elle, Juan Antonio est un bien beau prénom. C’est lui que, le mois d’octobre dernier, je suis allé voir un week-end à Paris, où lui et sa femme s’étaient rendus pour célébrer leurs vingt-cinq ans de mariés.
Le mince volume Petit éloge d’un solitaire, dont la couverture montre précisément un morceau d’échiquier et quelques pièces –un pion blanc entouré de noirs–, vient d’être publié par un exact contemporain, à quelques jours près, de mon oncle.
Bref séjour avec les vivants est l’heureux titre d’un livre de la Bayonnaise Marie Darrieussecq paru en 2001 ; Ma vie parmi les ombres, de 2003, celui du plus long roman de Richard Millet, semble valoir aussi, sinon pour l’ensemble, du moins pour une bonne partie de l’œuvre du Corrézien, dont ce Petit éloge d’un solitaire ne ferait qu’un chapitre. Je vous laisse prendre connaissance avec le Toulousain Germain Millet, ou plutôt avec les efforts de son petit-fils, qui tente là presque en vain de l’évoquer –si ce n’est d’en convoquer l’ombre.