Le texte suivant, dont le titre en allemand dans l’original est emprunté
à un récit de Kafka, parut en espagnol dans le journal El País le 17 février 1981. Il fut ensuite inclus dans de
successives collections d’articles en 1986 (La
homilía del ratón) et 1992 (Ensayos y
artículos, vol. I). J’ai fait moi-même cette version dans un français très
pauvre et à peine correcte, si bien que j’ai beaucoup hésité avant de me
décider à l’offrir ici et maintenant aux Français ne lisant pas l’espagnol, en
attendant et espérant qu’un vrai traducteur s’avisera un jour de donner une
traduction digne de l’original.
« Weg von hier, das ist mein
Ziel »
Rafael Sánchez Ferlosio
Mon père me raconta une fois une
fable qui est restée pour moi – et le choix de cette facile et stéréotypée
expression anglaise ne parviendra peut-être pas à dissimuler une déclaration si
emphatiquement subjective – the most wonderful tale I ever heard,
mais de laquelle il ne sut me donner ni la source ni l’époque, et moi-même je
n’ai trouvé à son sujet rien d’autre nulle part ailleurs. La voici :
L’empereur
de Chine aimait sans mesure sa fille unique et craignait par dessus tout que
l’homme à qui il la donnerait en mariage ne pût la faire souffrir. Aussi
envoya-t-il ses mandarins parcourir l’empire pour trouver le jeune homme qui
aurait le visage de la parfaite sainteté. De très nombreux aspirants, provenant
parfois des régions les plus reculées, furent donc amenés à la cour, parmi
lesquels fut enfin choisi celui qui serait donné comme époux à la fille de
l’empereur. Ne décevant pas les espérances que son élection avait fondées sur
lui, il sut, en effet, la rendre en tout moment heureuse, vivant avec elle et
l’aimant profondément jusqu’à la fin de ses jours. Seulement, quand on était en
train de préparer son corps pour l’ensevelir, un courtisan remarqua du bout des
doigts sur une de ses tempes le bord d’un masque d’or extrêmement mince qui
couvrait son visage. « Il a menti ! », cria le mandarin, tout en
arrachant d’un seul coup le masque pour rendre manifeste l’affreuse et
sacrilège imposture ; mais tous ceux qui assistaient à la scène virent
alors, saisis de stupéfaction, que le visage qui se montra à leurs regards
avait les traits identiques à ceux du masque.
Une
histoire immortelle comme celle-ci sera toujours capable de déployer, à chaque
nouvelle fois qu’elle est racontée, un éventail entier d’interprétations
différentes, toutes aussi légitimes les unes que les autres, sa dernière
lumière philosophique et morale se trouvant peut-être dans leur confrontation
et conciliation ; qu’il soit donc bien clair que celle que je vais donner
ici ne prétend qu’en être une parmi tant d’autres et qui vaut ce qu’elle vaut.
Aucun
visage humain ne peut configurer dans ses traits « le visage de la
parfaite sainteté » comme un semblant naturel, parce que la sainteté ne
naît pas de l’intérieur, comme un fruit spontané de la nature, mais elle est
induite et conformée du dehors, en tant qu’œuvre de l’esprit. L’image de la
parfaite sainteté ne sera jamais chez aucune jeune personne autre chose que
masque postiche – c’est-à-dire, modèle emprunté –, et la sainteté
devra elle-même, par conséquent, être affectation, fiction, invention,
aliénation. Le masque d’or de la parfaite sainteté n’était au début qu’un gage
de la promesse avec laquelle l’âme répondait à l’appel de l’esprit, au souffle
extérieur qui réveille et sollicite la nature afin que, en se libérant de son
inerte servitude, s’élevant au-dessus d’elle-même, elle incarne, sous la dictée
de l’esprit, la figure vivante de la sainteté. Ce n’est que quand une vie
entière de perfection aura su tenir la promesse du masque, et pas avant, que la
nature elle-même aura rendu vrais, par rapport à elle-même, les traits
empruntés : le visage de chair aura alors rempli et imité de l’intérieur
jusqu’au dernier pli du visage de l’esprit, finissant par atteindre l’identité
complète. Voilà pourquoi, ce n’est qu’à l’heure de la mort qu’on trouve le
visage de la parfaite sainteté, non pas seulement comme un masque, mais aussi
comme une figure naturelle, car cette fable nous enseigne également que la
sainteté ne gît pas comme un dépôt dans l’être, mais se vit comme un souffle
dans l’agir.
En dépit du plus ou moins grand
bonheur avec lequel il est développé dans son théâtre, le concept du libre
arbitre a trouvé sans doute son image la plus heureuse et la plus féconde chez
Pedro Calderón : le libre arbitre (« el albedrío »), la vraie liberté qui choisit et invente
– quelle que puisse en être la mesure dans l’homme – gouverne la
conduite et domine les œuvres comme un acteur de théâtre l’action qu’il
représente ; un monde d’hommes pleinement libres serait un monde où les
âmes observeraient par rapport à leurs actions et passions un mode et une forme
de délibération et d’indépendance comparables à celles dont, dans le théâtre,
jouissent les acteurs par rapport au rôle qu’ils représentent, au texte qu’ils
récitent et aux faits qu’ils simulent. La lumineuse idée caldéronienne [développée
dans Le Grand théâtre du monde] selon
laquelle, dans la cité utopique du libre arbitre émancipé et mené à sa
plénitude, l’existence devrait être sentie et affrontée en tant que fiction et
représentation a été reprise, trois siècles plus tard et de façon magistrale,
par Franz Kafka, dans le Théâtre Naturel d’Oklahoma de son roman L’Amérique. Dans un autre de ses textes,
extrêmement bref, intitulé Der Aufbruch [Le départ] – au sujet duquel, j’ai
personnellement la conviction qu’il n’est qu’une splendide glose du récit de la
vocation du Bouddha –, il met dans les lèvres de celui qui part, quand on
lui demande quelle est sa destination, la réponse suivante : Weg von
hier, das ist mein Ziel (« Hors d’ici, voici mon but »).
L’esprit appelle du dehors, de loin,
et le lieu vers lequel peut-être veut-il attirer ceux qu’il appelle, puisqu’il
est un vrai extérieur, puisqu’il s’oppose au lieu de la nature, lequel est un
lieu donné, déterminé et connu, ne se laisse définir que sous un mode négatif.
Sous les physionomies les plus diverses, toute grande morale s’est toujours
caractérisée par le fait de placer sa possibilité et fonder son élan et son
sens sur cette condition de sujet protéique et perfectible qui est le propre de
l’homme. Il est facile d’imaginer quel est le sentiment qui fait que dans de si
nombreuses histoires de vocation et de conversion – beaucoup plus que l’on
ne pourrait attribuer au hasard ou à la statistique – reviennent de façon
récurrente des faits, des actions ou des figures, où un extérieur est suscité,
signalé ou évoqué. Qu’il soit le haut extérieur d’où vient la voix que Saül
entend sur le chemin de Damas, ou qu’il soit la totale rase campagne (« intemperie ») vers laquelle
François d’Assise tourne ses pas avec la plus absolue nudité comme seul bien,
ou qu’il soit le désert vers lequel se dirigent ceux qui écoutent la voix de
celui qui prêche dans le désert, ou qu’il soit le weg-von-hier du cavalier kafkaïen, qui porte un Bouddha caché dans
sa poitrine, ou qu’il soit encore le grand extérieur vers lequel s’ouvrent
d’elles mêmes grand-ouvertes et silencieusement les portes du palais et de la
ville devant le cheval du prince Gautama ; il y a toujours un dehors, un
extérieur, une rase campagne à laquelle on se réfère emphatiquement, et non pas
comme un espace statique, mais comme l’horizon d’un partir ou comme le lointain
d’où l’on nous appelle, là où quelqu’un répond au souffle de l’esprit. Cet
extérieur, est-il senti comme le lieu de l’esprit, par opposition à une nature
dont la concentration sur soi (« ensimismamiento »)
et la servitude se configurent et représentent sous la forme d’intérieur ?
En tout cas, le mouvement vers la sainteté semble avoir eu toujours un aspect
de départ ; celui qui est appelé par l’esprit répond toujours en se
mettant en route, mais sans avoir une détermination de destination positivement
définie : il est déjà en route et il ne sait pas encore s’il va ; ce
qu’en revanche il sait très bien, c’est qu’il s’en va; la référence à l’endroit d’où il part reste dominante dans
la détermination du mouvement qui répond à l’appel, et souvent ce mouvement se
charge et s’accentue avec des marques dramatiques de négation active, comme
lorsque François, le fils de Pierre Bernardone, souligne son départ en ôtant,
avant de franchir les murs de la ville d’Assise, les derniers vêtements qui
couvraient son corps. Plutôt que d’aller quelque part, et encore moins que d’y
arriver, c’est de partir qu’il s’agit. L’élan de l’esprit s’accomplit dans le
départ, et celui qui part a déjà répondu à l’appel ; la sainteté parfaite
se trouve encore aussi loin qu’une vie toute entière, mais le pèlerin tient
déjà de sa dextre, fermement empoignée, la crosse de lumière du libre arbitre.
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